Éric Boisset

Éric Boisset

1965

Scénariste

Les premiers souvenirs que j’ai de Valence sont ceux de promenades titubantes dans le petit square qui jouxtait jadis la maternelle Pauline Kergomar. C’est le printemps et une odeur d’aubépine embaume l’air. Je suis fasciné par la splendeur des floraisons d’avril. Yeux écarquillés, je fixe les fleurettes blanches éblouies de soleil. Ce spectacle me procure une sorte de satori zen. Il continuera de me fasciner jusqu’à mon adolescence, durant laquelle je prendrai des milliers de photos d’arbres en fleurs (une véritable obsession). J’ai à la main une pelle en plastique rouge et un seau plein de sable mélangé avec des crottes de chien. Ma mère est assise à l’ombre d’un tilleul et ne me quitte pas du regard. Elle est très jeune, vingt-trois ans. Une belle Italienne aux longs cheveux bruns et aux grands yeux couleur de chocolat Suchard, qui se coiffe comme Sheila et éconduit -à ma grande satisfaction- les mâles libidineux qui se permettent de lui adresser la parole. Elle se prénomme Eliane et prépare son CAPES de professeur de gymnastique. J’ai quatre ans et j’habite avenue de Chabeuil, aux Limouches. Ma vie, c’est maman. Petit bond dans le temps. Je tourne sur mon tricycle dans la cour de la maternelle, comme un hamster dans sa cage. Déjà, l’école m’ennuie. Je suis rêveur et fasciné par les mots, dont je fais collection dans ma tête, sachant qu’ils me serviront un jour. Le dimanche, nous partons pique niquer avec mes parents dans la campagne qui s’étend autour de Valence, à l’est jusqu’aux premiers contreforts du Vercors et à l’ouest jusqu’à l’Ardèche Virgilienne, si semblable à mes chères îles grecques. Le plus souvent, nous recherchons un coin ombragé au bord d’une rivière. Notre chien Mous nous accompagne. Il adore nager et plonger à la recherche de pierres que je lance dans les trous d’eau. C’est en m’accrochant au pelage de ce Golden Retriever or et feu que j’ai fait mes premiers pas. Trouver le coin parfait pour le pique nique n’est pas une mince affaire. Le niveau d’exigence de mon père dans ce domaine est particulièrement élevé. Nous sillonnons la campagne avec la petite Simca 1000. Tel coin est trop venté, tel autre trop à l’ombre. Ici il fait un peu trop chaud, là l’eau est trop humide… Et partout, des importuns qui ont eu la même idée que nous. Vers deux heures de l’après-midi, affamés et grandement soulagés, nous étalons enfin sur l’herbe la nappe à carreaux rouges et blancs du pique nique. Nouveau bond temporel. J’ai huit ans et mon père nous annonce avec enthousiasme qu’il vient d’acheter une maison à la campagne « pour le prix d’une voiture d’occasion » ! Liesse générale teintée de perplexité. C’est tout de même très peu cher… La famille, augmentée de ma sœur Véronique née trois ans plus tôt, se tasse dans la voiture de fonction paternelle, une 4L blanche frappée du sigle de la « Téléphonie Lyonnaise », sise Boulevard Gambetta, au bord du Rhône. Cap sur Beaumont lès Valence où papa nous fait visiter sa mirifique acquisition, un hameau de maisons en ruines cernées d’orties géantes sur lequel la mairie s’apprête à passer le bulldozer. Pas d’eau, pas d’électricité, et un figuier dans la cuisine dont les branches s’épanouissent à travers la toiture crevée. Nous nous entreregardons avec stupeur. Ma petite sœur éclate en sanglots et ma mère décrète, péremptoire : « Je divorce ! » Elle n’en fait rien. Nous déménageons à Beaumont, où je découvre les joies d’une vie bucolique. Vergers de pêchers à perte de vue, rivière bordée de mûriers bourdonnants, bois sombres hantés de créatures mystérieuses : le paradis ! Mon unique voisin est un petit paysan prénommé Eric (comme presque tous les garçons de ma génération). Ses parents possèdent douze vaches, un cochon et une basse-cour pleine de créatures caquetantes que sa mère égorge avec un sang froid confondant tout en me faisant la conversation. J’apprends à fabriquer des pièges à vairons, je tire au fusil de chasse dans des sacs d’engrais suspendus aux poiriers de Paturel, je confectionne des explosifs surpuissants et fume avec désinvolture des sarments de liane dont je découvre après coup qu’ils possèdent des vertus émétiques. Le soir, je lis Pif Gadget et Spirou dans ma chambre. En guise de bouillote, nous glissons sous nos draps un gros galet du Rhône chauffé dans la cuisinière et emmailloté d’un torchon. Je suis toujours scolarisé à Valence. Dorénavant, c’est le grand écart entre la ville et la campagne. CES Paul Valéry, lycée Camille Vernet. Je commence à retaper de vielles mobylettes qui me permettent de rejoindre la bande de skateurs sévissant au Parc Jouvet. Je me suis découvert une passion pour ce tout nouveau sport californien plutôt classe, quoique assez casse-gueule. C’est l’époque du film Trocadéro Bleu Citron et des genoux couronnés. Je dévore les nombreux mensuels consacrés à la planche à roulette, remettant à plus tard la lecture de Stendhal, Flaubert et Chateaubriand. Nous dévalons les allées goudronnées du parc, au mépris du règlement. Un mercredi après-midi, je percute involontairement le garde municipal, qui bascule dans l’étang et coule à pic : mille bêtises qui me fourniront plus tard la trame d’un recueil de nouvelles intitulé La botte secrète, hommage de garnement à la ville qui m’a vu naître. Je passe mon bac, au grand soulagement de mes parents qui sont stupéfaits de me voir décrocher une mention alors que j’ai toujours été le prototype même du cancre, ou plus exactement de l’élève médiocre : pourquoi viser l’excellence quand la moyenne suffit ? Pour ne pas quitter Valence, je choisis d’étudier dans l’unique faculté de la ville la matière la moins faite pour moi : le droit ! Comme c’est décidemment trop ennuyeux, je monte en parallèle un groupe punk avec mes amis Toutevoix, Aniorte et Leroi. Nous écumons les villes voisines et déversons notre cacophonie ordurière dans des amplis Fender (c’est moi qui compose les paroles des chansons). L’armée me débusque et interrompt cette prometteuse carrière de rock star en m’envoyant monter la garde durant un an à la frontière espagnole. Pour tromper l’ennui, j’écris un scénario de film sur un vieux carnet à souche de contrôle douanier. J’envoie cette oeuvrette à plusieurs maisons de production parisiennes, sans le moindre résultat. Finalement, je quitte Valence pour aller habiter la capitale où je multiplie les petits boulots, tout en devenant scénariste de bandes dessinées. Quand je reviens à Valence voir mes parents, deux ou trois fois par an, je suis désormais frappé par la beauté des paysages, la douceur du climat, toutes choses qu’un enfant apprécie sans les remarquer et qui manque ensuite cruellement au jeune adulte. L’attachement que je porte à ma ville natale m’apparaît et je décide de quitter la méphitique capitale. Je me rapproche de la Drôme par bonds successifs, et finalement, je m’installe à Chambéry, où j’écris mon premier roman : Le grimoire d’Arkandias. Succès immédiat, multiples prix littéraires, invitations dans les salons du livre, tournée des collèges : j’ai enfin trouvé ma voie. Je ne cesserai plus d’écrire sur mon enfance Valentinoise, transposée au gré de mon inspiration, mais toujours vivante en moi. C’est l’inépuisable vivier où je pêche « les dorades du flot bleu, les poissons d’or, les poissons chantants… »

Source : auteur

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